L’assouplissement progressif des mesures sanitaires en raison de l’amélioration du bilan des cas de la COVID-19 et des progrès de la campagne de vaccination peut amener un employeur à se poser la question suivante : « Puis-je rendre obligatoire le retour au travail en présentiel? »
Décrets et arrêtés ministériels
D’abord, rappelons que dans le cadre de l’arrêté du 17 décembre 20201 et des nouvelles mesures décrétées par le gouvernement du Québec, le télétravail est devenu une mesure obligatoire que les entreprises, les organismes ou l’administration publique doivent considérer pour leurs employés qui effectuent des tâches administratives ou du travail de bureau, de façon à permettre à ces derniers d’effectuer ces tâches à partir de leur domicile. Cette mesure exclut bien sûr les employés dont la présence est essentielle à la poursuite des activités de l’entreprise, de l’organisme ou de l’administration publique.
Néanmoins, le caractère imprécis et large des termes « dont la présence est essentielle à la poursuite des activités de l’entreprise » a donné lieu à une interprétation discrétionnaire et variable de ce qui commandait ou non l’exécution d’une prestation de travail en télétravail ou en présentiel. Il n’en demeure pas moins qu’une véritable culture du télétravail s’est instaurée au Québec et dans le monde en général, propulsée par la crise sanitaire mondiale.
Encore récemment, le 26 mai 2021, l’ordonnance de mesures visant à protéger la santé de la population dans la situation de pandémie de la COVID-192 réitérait cette obligation relative au télétravail, en reprenant alors les mêmes termes que ceux contenus au décret du 17 décembre 2020.
On comprend donc que les employeurs doivent, dans la mesure du possible, favoriser le télétravail, mais qu’ils peuvent exceptionnellement requérir de leurs employés qu’ils travaillent en présentiel, à condition toutefois que leur sécurité soit assurée et que cela s’avère nécessaire à la réalisation de la prestation de travail.
Un employeur doit, en effet, assurer la sécurité et l’intégrité physique du travailleur, tel que le prévoit l’article 51 de la Loi sur la santé et sécurité du travail (LSST). De plus, l’employeur, outre qu’il est tenu de permettre l’exécution de la prestation de travail convenue et de payer la rémunération fixée, doit prendre les mesures appropriées à la nature du travail, en vue de protéger la santé, la sécurité et la dignité du salarié (2087 C.c.Q).
Place à l’interprétation
Dans une récente sentence arbitrale, l’arbitre Me Jean-François La Forge, analysant le décret 689-2020 du 25 juin 2020, en arrive à la conclusion que le droit de gérance des employeurs n’est pas restreint dès lors que le décret en vigueur n’utilise pas de termes explicites visant à rendre clairement le télétravail obligatoire :
« Le décret ne modifie en rien les conventions collectives et les droits de gérance. Il ne fait qu’ordonner que le télétravail soit « privilégié ». Il semble évident que si l’intention du gouvernement était d’obliger les employeurs non pas à privilégier, mais à en faire une règle obligatoire, les mots utilisés auraient été fort différents. Cet argument se vérifie aisément par la simple lecture des autres décrets. Quand le gouvernement veut forcer un acte ou l’abstention d’un acte, tel que fermer des secteurs d’activités économiques ou d’imposer un couvre-feu ou un pourcentage d’occupation des locaux, il le fait de façon non équivoque.3»
En revanche, dans une autre sentence arbitrale récente4, le plaignant, un professeur d’université, conteste le refus de l’employeur de l’autoriser, pour la session d’hiver 2021, à effectuer ses tâches à partir d’Hawaï, où il s’était installé avec sa famille l’année précédente, à l’occasion d’une année sabbatique d’études et de recherches. Il s’agit alors de sa seconde demande de la sorte. La première, qui concernait la session précédente, avait été refusée pour une pluralité de motifs, dont le fait qu’elle reposait sur des motifs d’ordre personnel, soit de ne pas être séparé de sa famille, laquelle avait décidé de rester à l’étranger vu la pandémie et l’état de santé de l’un des enfants.
L’arbitre Denis Gagnon conclut que l’employeur n’a pas pris les précautions nécessaires à l’exercice raisonnable de son droit de gérance en appliquant une politique qui consiste à refuser toute demande fondée sur des motifs personnels. Cette approche généralisée à l’égard des demandes de travail de l’étranger ne tient pas compte de la situation personnelle du demandeur ni de l’existence ou non de réelles contraintes. L’employeur a ainsi, selon l’arbitre, exercé son droit de direction d’une manière déraisonnable. En l’espèce, l’employeur ne prend pas en compte la situation particulière du plaignant et omet ainsi de particulariser son approche.
Parmi les facteurs ayant contribué à donner gain de cause au plaignant, notons que :
- Le télétravail était une mesure obligatoire de santé publique et l’enseignement devait se donner à distance, même au Québec;
- Le plaignant pouvait réaliser sa prestation de travail entièrement en télétravail sans jamais mettre les pieds sur son lieu de travail;
- La décision de télétravailler à partir d’Hawaï était fondée en grande partie sur les problèmes de santé du fils du plaignant;
- Le décalage horaire n’affectait pas sa prestation de travail;
- Le plaignant s’était assuré d’être couvert par des assurances privées ainsi que par la RAMQ lors de son séjour à Hawaï;
- Le fait de fournir sa prestation de travail à partir d’Hawaï n’avait aucune incidence fiscale susceptible de générer des contraintes administratives pour l’employeur, notamment en ce qui concernait les assurances collectives;
- Le risque pour l’employeur de se retrouver avec une pluie de demandes semblables s’il devait créer un précédent avec celle du plaignant n’était pas un motif raisonnable de refus.
En conclusion
Si un employeur jouit, en vertu de son droit de gérance, d’une certaine latitude pour requérir une prestation de travail en présentiel, il n’est cependant pas du tout acquis, face aux nouvelles orientations en matière de télétravail, qu’une telle mesure serait bien reçue par ses employés. Nous assistons en effet à un changement de culture d’entreprise et certains salariés pourraient décider de ne plus vouloir travailler pour un employeur qui ne permet pas le télétravail. Soulignons enfin qu’un employeur devrait éviter de prendre des décisions concernant le télétravail sans effectuer une évaluation personnalisée de la situation d’un employé qui en fait la demande. Il est judicieux de consulter un avocat afin de pouvoir prendre une décision éclairée en ce qui concerne les modalités de travail de vos employés.
[Le présent article n’est publié qu’à titre informatif et ne constitue pas un avis juridique. Il est important de se rappeler que chaque cas est un cas d’espèce qui mérite une analyse particulière. C’est pourquoi nous vous invitons à communiquer avec nos avocats en droit du travail, Me Annie Francescon et Me Julien Desoer, afin de discuter plus amplement du sujet.]
1 Arrêté numéro 2020-105 du ministre de la Santé et des Services sociaux en date du 17 décembre 2020.
2 Décret numéro 735-2021 du 26 mai 2021.
3 Syndicat des fonctionnaires municipaux de Québec c Québec (Ville), 2021 CanLII 9541 (QC SAT).
4 Syndicat des professeurs et professeures de l’Université Laval (SPUL) et Université Laval (Alexander Culley), 2021 QCTA 181.